Extrait du livre de Sadek Hadjerès : Quand une nation s'éveille. Inas Alger, 2014. P. 275 à 389

Publié le 1 Juillet 2019

10 – 1946-1948
L’université et le pays profond

Octobre 1946, j’ai 18 ans et j’entre à l’Université. J’ai finalement tranché après de longues hésitations quant à la discipline que j’allais choisir. Malgré les activités associatives et politiques accaparantes et parfois épuisantes, mes études secondaires avaient été qualifiées d’excellentes en tous domaines par mes enseignants et l’encadrement administratif.[1] Une des raisons de ces bons résultats, c’était que comme la plupart des jeunes « indigènes » engagés dans les luttes, nous voulions apporter de la qualité à l’avenir du pays que nous cherchions à libérer. Raison supplémentaire et question de nif, nous mettions un point d’honneur à damer le pion aux meilleurs des européens – souvent des amis – et faire enrager leurs supporters plus bornés. Néanmoins, le choix entre plusieurs voies qui se présentaient à moi m’avait laissé un moment dans l’embarras, non pour déboucher sur les professions les plus lucratives mais sur celles où on pourrait le mieux servir ses concitoyens et la cause de la nation : l’ambiance patriotique d’élévation morale y incitait fortement la plupart d’entre nous.

J’ai d’abord renoncé à la préparation des Grandes Écoles (qui préparaient à Polytechnique), qui avait ma préférence et vers laquelle le proviseur du Lycée me poussait avec insistance. Il aurait fallu  pour  cela  partir  ensuite  en France  et  il  m’aurait  été  lourd

 

 

d’accroître les frayeurs de ma mère, traumatisée par l’exil qui semblait définitif de son frère unique, parti depuis près de vingt ans. L’attrait pour le passé algérien et les enjeux internationaux me faisaient aussi pencher vers l’Histoire et la Géographie, pour laquelle mon prof en classe de Maths élém m’avait présenté au concours général des lycées dans ces matières. Il a été déçu parce que malgré une excellente préparation, j’ai préféré le jour venu rendre feuille blanche car le thème qui était sorti (« Les grands ports de la mer du Nord » ne me convenait pas tout à fait. J’avais eu de mon prof une excellente documentation sur l’économie de tous les pays belligérants de la Guerre mondiale, sauf pour les Pays-Bas et l’Allemagne et j’ai renoncé au grand dépit de cet excellent pédagogue qui aurait voulu que je compose quand même ! Le Droit également me paraissait un domaine où on pouvait se rendre utile et prolonger nos combats politiques sur le terrain juridique, comme l’ont fait de leur côté mes camarades Yahia Henine et Mabrouk Belhocine. Les lettres et les langues m’attiraient aussi, après avoir été émerveillé des horizons que m’avaient ouverts en français comme en arabe des hommes de culture aussi sensibles et profonds que Marcel Domerc et Mohammed Hadj Sadok.

En définitive, entre toutes ces options qui me tiraillaient, je me suis décidé pour la médecine. Ce choix à mon goût opérait une synthèse entre mes penchants scientifiques et ma sensibilité humaniste. Je ne le regretterai pas, bien que le caractère accaparant des études et de la profession pouvait amoindrir le temps consacré aux exigences de mon quotidien politique et social. Ce fut largement compensé par les satisfactions intenses que m’a procurées ce choix, autant dans le domaine scientifique que dans le domaine social. J’ai pu, jusqu’à l’interruption provoquée par la guerre de libération, goûter aux joies de la recherche scientifique (nous avons été à cette époque, le Docteur Slimane Taleb en Histologie et moi en Bactériologie et maladies infectieuses, les deux seuls chercheurs algériens musulmans à la Faculté). Dans le même temps, ma formation clinique à l’établissement de pointe qu’était alors l’hôpital d’el-Kettar m’a donné la possibilité d’exercer une médecine efficace en cabinet commun avec le Docteur Zemirli à el-Harrach (ex-Maison Carrée). Dans cette agglomération à la jonction des zones urbaines et rurales, nous ne prenions pas seulement le pouls et la température physiques de nos patients. En contact quotidien avec eux, nous prenions la mesure des problèmes et aspirations de tous les ouvriers industriels et agricoles, des chômeurs, des habitants de la dense ceinture des bidonvilles, ceux des quartiers de la petite bourgeoisie citadine, etc. Ils voyaient en nous (avec l’infirmière Mimi, qui aura un comportement exemplaire dans les maquis de la wilaya IV) un pôle de confiance, d’échanges et de solidarité. Ils diront de « Si ed-direktur » [le docteur !] Zemirli et de son « frère » (moi-même) : « hadhuk, ç°hab hizb es-sendika » [ils sont du parti des syndicats]. Cet ancrage a été une des raisons pour lesquelles les autorités coloniales n’étaient pas parvenues à truquer à leur aise les élections qui me portèrent au Conseil général de l’Algérois comme représentant au deuxième collège de la circonscription d’Est Mitidja.

La guerre de libération a stoppé mon cursus à la Faculté, où j’avais déjà assuré un intérim de six mois dans la fonction d’assistant à la chaire de Bactériologie où j’étais déjà administrativement moniteur de cours. Mon parcours médical interrompu par la guerre a repris à l’indépendance. Avec le professeur italien Pampligilione, nous avons réalisé malgré des moyens dérisoires une première grande enquête épidémiologique à l’échelle de tout le territoire algérien. Il me préparait à prendre sa succession à la chaire d’Hygiène de la Faculté de médecine où j’étais médecin résident. Le projet devait prendre corps à l’année universitaire suivante. Le coup d’État du 19 juin 1965 en a une nouvelle fois décidé autrement.

Revenons à l’automne 1946, avec mon entrée à l’Université, où je me suis inscrit comme étudiant en propédeutique médicale du PCB (Physique, Chimie, Biologie). J’obtins ce certificat au mois de juin suivant, classé troisième sur les quelque trois cent candidats (en ayant obtenu la première note en biologie).

Les années 1947 et 1948, j’ai milité dans le mouvement associatif patriotique comme membre du bureau des Étudiants Musulmans (AEMAN, association légale) et surtout dans la section universitaire clandestine du PPA. Je deviendrai, à la fin 1948 ou au début 1949, premier responsable de cette section du PPA-MTLD, dans des circonstances particulières, puisque ce fut par voie d’élection interne à l’organisation, ce qui était jusque-là tout à fait inhabituel.

Ce faisant, je continuais avec l’ardeur qui était celle des jeunes de mon âge, à partager mes activités militantes avec la section du PPA de Larb‘a, dans la Mitidja où j’avais animé depuis 1943 le mouvement de masse de la jeunesse (notamment Scouts Musulmans Algériens. Étant donné ma connaissance des jeunes militants émergeants dans cette localité, j’étais consulté et contribuais localement à partir de 1947 à la sélection de volontaires issus de l’organisation clandestine du PPA pour les verser dans l’OS (organisation spéciale paramilitaire) sans que je sois membre de cette organisation. Je maintenais en même temps des liens amicaux ou à l’occasion d’activités informelles en direction de la population avec des responsables du PPA d’el-Harrach (ex-Maison-Carrée) et ceux de Kabylie, dont plusieurs, comme Ali Laïmèche, Ammar Ould Hammouda, Hocine Aït Ahmed, Omar Oussedik, avaient initié dans les montagnes de Kabylie au printemps 1945 les prémisses de la résistance armée algérienne avant la création de l’OS. D’autres poursuivaient une féconde activité militante et de création culturelle dans les localités arabophones où ils résidaient, comme Mohand Ou Idir Aït Amrane à Tiaret où il effectuait son stage préparatoire de pharmacie et avec qui je correspondais régulièrement dans l’intervalle de ses séjours à Alger.

À partir de mon entrée à l’Université à l’automne 1946, mon horizon national et politique concret s’est élargi, par rapport à mes environnements précédents. Cela concernait d’abord la composition socioculturelle du milieu étudiant où j’évoluais. S’étaient élargis aussi les questionnements politiques et idéologiques à l’échelle nationale qui retenaient notre attention, en particulier pour les plus engagés d’entre nous. Enfin la nature et l’ambiance de mes activités associatives en ce nouveau milieu m’offrirent de nouvelles expériences enrichissantes.

J’en reconstitue ici quelques éléments.

Par rapport au lycée, je me suis trouvé parmi un éventail d’étudiants algériens musulmans plus diversifié du point de vue géographique et socioculturel, et plus représentatif de l’ensemble des régions du pays. Mon vécu d’enfance et de jeunesse dans diverses régions de l’Algérie centrale (Ksar Chellala, Berrouaghia, Médéa, Blida, la Mitidja et el-Harrach) avaient commencé à me familiariser avec cette diversité.

À l’Université, j’ai mieux connu les étudiants de formation arabisante, plus particulièrement ceux de l’est algérien. Avant même l’ouverture de l’Institut des études islamiques au début des années cinquante, les élèves des classes supérieures des médersas officielles étaient admis à notre association, l’AEMAN, de même que les élèves adjoints de la Santé Publique et les inscrits au certificat de Capacité en Droit. De plus, nombre d’étudiants originaires de l’est algérien, même lorsqu’ils étaient issus des établissements secondaires francophones, étaient plus fortement imprégnés que les autres de la culture arabo-islamique reçue dans les médersas libres. Leur région d’origine était culturellement moins pénétrée par la colonisation française de peuplement et davantage marquée par l’activité des Oulama musulmans depuis Benbadis (lui-même d’origine berbérophone), qui créa à Constantine un institut dont la renommée attirait des élèves des autres régions.[2]

Par rapport aux étudiants de l’Algérois et de l’Oranie, nos condisciples du Constantinois étaient en général beaucoup plus sensibles à la version proche-orientale et arabo-centriste du nationalisme. Dans leur perception de l’arabité, s’entremêlaient des influences idéologiques et des représentations fortes mais assez floues, plus sentimentales qu’élaborées, dans lesquelles se reflétaient plusieurs réalités et coexistaient des courants à la fois consensuels et conflictuels.

Ainsi les influences véhiculées par la francophonie restaient présentes, qu’elles soient à demi intériorisées ou rejetées à travers des prismes correspondant à chaque milieu social ou régional autochtone. Il s’y mêlait, mais de moins en moins avec le temps, l’influence féodalo-monarchiste des dynasties régnant au Proche et Moyen-Orient sous la houlette occidentale. Cette influence sur nous n’était pas tellement liée à la nature de leur régime mais plutôt au symbole d’une personnalité nationale qu’elles étaient censées représenter à nos yeux. Dans le mouvement scout musulman, certains se réjouissaient de découvrir la photo du roi Farouk d’Égypte en tenue d’éclaireur, au temps de sa svelte jeunesse, avant qu’il ne soit boursouflé par le train de vie royal.

Il y avait surtout, de façon croissante, les courants réformistes islamiques classiques se réclamant de Cheikh ‘Abdu et Jamal ad-Dine al-Afghani, plus ou moins ouverts à la modernité, mais qui commençaient déjà à s’infléchir vers une xénophobie anti-occidentale plus marquée sous l’influence des thèses anti-modernistes propagées par les Frères musulmans. Paradoxalement, dans les mêmes milieux ou chez le même jeune, le sentiment de révolte contre l’hégémonie occidentale pouvait s’exprimer aussi par l’admiration envers le sursaut moderniste salvateur de Kamal Atatürk. La photo de ce dernier trônait ouvertement ou discrètement dans maints ateliers d’artisans coiffeurs, cordonniers, ateliers de cycles… Ce prestige semblait davantage inspiré par le sentiment de fierté pour la sauvegarde victorieuse de l’indépendance de la Turquie, État ressenti comme musulman, que par le laïcisme du régime.

On observait également l’influence des courants nationalistes bourgeois arabes. Elle s’exprimait par de la sympathie pour l’activité d’opposition libérale du parti Wafd d’Égypte.[3] Le modèle idéal de société correspondant était propagé par des films dont les vedettes étaient des notables et des jeunes de la bonne société égyptienne, qui cherchaient à s’émanciper individuellement à leur manière. Quelques salles de cinéma, rares mais bondées, appartenant à des Algériens, permettaient d’imaginer les aspirations d’ascension sociale et le mode de vie de la jeunesse dorée des ustad et fils de pachas, comme on disait alors. Dans leur sillage prenaient leur envol les rêves de promotion-miracle des couches petites bourgeoises baignant dans les chansons, danses et films à l’eau de rose du Caire. Dans les salles autour de la Casbah où certains de ces films passaient en alternance avec les films de cow-boys ou de Tarzan, ces productions commerciales faisaient invariablement leur plein de public populaire. La danseuse Tahia Carioca jouissait d’une audience que le temps ne parvenait pas à user, comme s’il s’agissait chaque fois d’un nouveau film. Certains des films, comme Rabha,[4] tenaient l’affiche quasiment à perpétuité parce que, avec un populisme consommé, ils mettaient en scène des paysans, paysannes et gens de condition modeste au cœur pur, rebelles à la corruption ou victimes de l’injustice sociale. Des jeunes ne se lassaient pas de revoir ces films dont les rengaines emplissaient les ruelles et salles de cafés maures de la rue Randon, comme le feront quelque année plus tard les chants et danses hindoues de la commerciale mais non moins envoûtante Mangala, fille des Indes.[5]

Il arrivait à plusieurs d’entre nous, dans notre militantisme austère, d’être agacés par les mélopées interminables et les horizons douceâtres de la plupart de ces productions qui nous paraissaient faire diversion aux problèmes réels. Force était de reconnaître que nos jeunes compatriotes citadins qui en avaient la possibilité s’y complaisaient faute de mieux.

Pourquoi cet intérêt aiguisé envers ce qui nous parvenait pêle-mêle des « pays frères », ou même des sources d’Occident les moins suspectes de colonialisme ? Le dénominateur commun, c’était la recherche de modèles qui nous donnaient l’impression d’échapper un peu à la chape du colonisateur. Dans un cadre territorial asservi, avec des structures administratives et des modes de gestion déterminés par l’occupant étranger à son avantage, la revendication nationale poussait par réaction les étudiants et les intellectuels de la nouvelle génération à chercher des légitimations dans des références culturelles, idéologiques et documentaires autres que celles mises en avant par l’occupant. Ces références étaient diversifiées et parfois contradictoires, c’était celles que le contexte régional et mondial mettait à notre portée.

L’éclectisme et notre manque d’expérience nous menaient parfois à nous référer à des sources et des auteurs dont les orientations fondamentales étaient en contradiction avec les fragments que nous leur empruntions par utilitarisme. Ainsi en était-il des citations de Gustave Lebon sur la civilisation des Arabes. Certains nous les rabâchaient à satiété, après qu’elles aient sans doute séduit quelqu’un qui, cadre dans les hautes sphères nationalistes les avait découvertes et s’en gargarisait, sans se soucier qu’il s’agissait d’un fieffé réactionnaire. Chez cet auteur de la « psychologie des foules », ce qui séduisait probablement des néophytes nationalistes en réalité peu cultivés, c’était le souhait de capter les foules, susciter des engouements qu’ils guideraient à leur guise avec le contenu de leur choix. Gageons que ce parfum de l’encens s’élevant des foules n’était pas pour déplaire aux imitateurs de Gustave Lebon au petit pied, qui n’avaient cependant pas le talent oratoire d’un Lahouel Hocine ou le charisme de Messali. Dire que les mêmes qui faisaient de Gustave Lebon une idole sans connaître son œuvre, étaient les premiers à s’indigner qu’on se réfère à des auteurs « étrangers » qui prônent non les engouements populistes mais la prise de conscience et la mobilisation des masses à partir de logiques et analyses rationnelles.

Il est vrai qu’il était difficile de trouver par nous-mêmes certains ouvrages rares qui nous ouvrent des horizons sans nous contraindre aux mimétismes et suivismes paresseux. La censure et les pesanteurs idéologiques du régime colonial écartaient de tels ouvrages des grands circuits publics, ils risquaient de « polluer » nos esprits. Aussi étions-nous heureux de nous procurer par hasard des écrits que nous recopiions en plusieurs exemplaires, tels que des extraits du testament de Midhat Pacha, ou des lettres de Hamdane Khodja, ce notable algérois qui adressa peu après la conquête des lettres documentées et empreintes de dignité en protestation contre le pillage et le gâchis éhontés subis par la population.[6] Malgré mes efforts, je ne réussis pas à me procurer un exemplaire de l’ouvrage de Boulifa, Le Djurdjura à travers l’Histoire, pour m’en faire une idée.[7] Certains de mes condisciples de Kabylie en parlaient et j’étais trop jeune pour lire ce volumineux ouvrage dont le titre figurait dans la modeste collection de livres de mon père, à côté par exemple du célèbre Le Feu d’Henri Barbusse et les collections des revues d’enseignants de gauche : La Voix des Humbles et L’École libératrice.

Dans cette ambiance générale, je m’efforçais de mettre à profit chaque moment laissé disponible par mes études et mon activité politico-associative pour me précipiter vers la bibliothèque universitaire. J’y dévorais les ouvrages dans lesquels je pensais trouver de quoi nourrir notre réflexion. Je me souviens entre autres de L’Histoire de l’Afrique du Nord de Charles-André Julien et d’un ouvrage que Fichte avait consacré à la renaissance de la nation allemande après l’occupation napoléonienne. Plus généralement je m’intéressais en priorité à ce qui touchait à l’émergence et à la libération des nations d’Europe  (Irlande, Italie, Pologne, etc.). Je ne manquais pas un seul film sur la résistance des peuples d’Europe à l’occupation nazie ; La Bataille du Rail par exemple, du réalisateur René Clément, m’avait fait une forte impression, en même temps qu’elle nous donnait beaucoup d’idées, ou encore Camarade P. sur la résistance antinazie en Russie,[8] que nous avons vu ensemble avec Aït Amrane, ainsi que plus tard Pour qui sonne le glas[9] qui nous fit une très forte impression. Je trouvais souvent dans Les Lettres Françaises, un hebdomadaire tenu par d’éminents intellectuels comme Aragon, Joliot-Curie, André Wurmser et d’autres, d’intéressants éléments pour notre réflexion dans la configuration mondiale du moment.

Il en était de même des ouvrages d’André Malraux sur la Chine et l’Espagne, que nous nous passions. Ils marquaient beaucoup moins nos esprits par l’amertume des batailles perdues que par l’exaltation des luttes pour la libération nationale et sociale, quel qu’en soit le coût humain. En me reportant plus tard à cet état d’esprit de ma jeunesse, j’ai mieux compris l’engouement des jeunes des années soixante pour l’épopée de Che Guevara en dépit des perspectives bouchées de son entreprise. Au cours des années soixante, les analyses politiques plus réalistes se sont heurtées, dans une espèce de dialogue de sourds, à l’entêtement obstiné de ceux qui sincèrement, brûlaient de transposer chez nous les focos d’Amérique latine pour faire de notre pays un des vingt nouveaux Viêt-Nam que le rêve du Che et de tant de révolutionnaires ardents avait mué en théorie éblouissante.

De façon similaire, certains ouvrages avaient sur nous une influence à première vue paradoxale par rapport à l’effet qu’en supputaient les critiques littéraires occidentaux. Quand nous lisions par exemple Le Zéro et l’Infini d’Arthur Koestler, nous étions davantage séduits par l’abnégation de héros capables d’endurer tant d’injustices et d’absurdités pour ce qu’ils considéraient leur juste cause, que réellement instruits et dressés contre les graves pratiques politiques et humaines que l’auteur se proposait de dénoncer.[10]

Dans l’exaltation de l’époque, comme beaucoup de mes compagnons, j’étais attentif aux conférences et débats journalistiques relatifs à la personnalité et aux perspectives algériennes. En plus de nos conditions de vie et de travail d’étudiants – ce n’était pas une mince affaire – nos réflexions portaient constamment sur la définition de notre personnalité en tant que peuple, et sur la façon de conquérir notre liberté.

L’atmosphère et le mode de fonctionnement de l’AEMAN étaient propices à de tels débats, depuis que son bureau était dirigé par une équipe homogène de militants membres ou sympathisants du PPA. Le dynamisme de l’équipe dirigeante, ses activités de solidarité sociale et de loisirs créaient une atmosphère réconfortante, y compris du fait de la vocation maghrébine de l’association. Il restait encore en effet à Alger quelques étudiants marocains et tunisiens (dont certains, comme l’un des frères Guigua, militaient activement dans le mouvement nationaliste de leur pays). Ils y avaient commencé leurs études à l’époque où la France avait connu l’occupation allemande. C’est ainsi que le regretté Mehdi Benbarka[11] avait été secrétaire général de l’association pour l’année universitaire 1940-1941.

Par ailleurs, les relations étaient cordiales au sein du bureau, présidé cette année-là par Chentouf Abderrezzaq, étudiant en droit d’origine tlemcénienne (qui allait être plus tard membre du comité central du PPA-MTLD). La représentativité de ce bureau par rapport aux sensibilités culturelles nationales et la convivialité interrégionale étaient cimentées par l’objectif politique commun de libération. La volonté d’être au service des étudiants était réelle et ressentie de leur côté par les intéressés. De sorte que même les étudiants « modérés » de l’UDMA ou ceux qui se voulaient plus ou moins « neutres » ou « apolitiques » se reconnaissaient et se trouvaient quelque chose en commun et de motivant dans l’association, ne serait-ce que d’affirmer notre personnalité culturelle et morale. Ce sentiment compensait chez eux le regret que la sensibilité politique ou idéologique de chacun d’eux ne soit pas davantage représentée au niveau de la direction. Je dois dire, avec le recul, que nous portions sur cette catégorie d’étudiants, moins portés que nous à l’engagement militant quotidien, des jugements plutôt sévères et même sectaires. Nous les traitions parfois entre nous – non sans un certain sectarisme – de zazous (c’était de façon caricaturale le cas de l’un d’entre eux, cheveux gominés, pantalons aux plis impeccables, raffolant avant tout de séances dansantes dans la bonne société) ou « d’administratifs » (influencés par l’administration française), alors que dix ans plus tard, nombre d’entre eux donneront, chacun à sa manière, leur appui à l’insurrection, même si pour certains c’était avec une dose plus ou moins grande d’opportunisme.

L’un dans l’autre, l’association parvenait à une bonne représentativité nationale. Se rapprochant des préoccupations et de l’activisme populaires, l’AEMAN gardait en même temps des contacts fructueux avec les milieux bourgeois libéraux algériens, qui initiaient des Comités de solidarité avec l’étudiant musulman.[12]

L’ambiance était ainsi au diapason des espoirs qui s’étaient levés dans le pays depuis l’époque des AML en 1943. L’impression d’être à l’aise entre nous, comme dans une oasis au milieu de la désolation coloniale, se vérifiait aux différentes manifestations culturelles ou de loisirs. Je garde un souvenir chaleureux d’une excursion printanière à la forêt de Baïnem. Notre cortège de quelques dizaines d’étudiants, entonnant dans un répertoire disparate d’anciens chants des combattants d’Abdelkrim pendant la guerre du Rif ou des rengaines populaires humoristiques, éveillaient la sympathie et les encouragements complices des villageois entre Bouzaréah et Baïnem. La joie de se sentir solidaires éclaira cette journée, à l’image de la nature en fête et du sourire heureux des animatrices de l’excursion, parmi lesquelles Mamia Chentouf, vice-présidente de l’association, et ses amies Nafissa Hamoud et Mme Mostefaï, l’épouse de Chawki Mostefaï, un des dirigeants du PPA.

Cet état d’esprit explique la relative ouverture d’esprit qui a régné durant cette période favorisant des débats dont la vivacité montrait que nous ne faisions pas dans l’unanimisme. Les débats étaient sous-tendus effectivement par une volonté de recherche, une curiosité aiguisée envers les problèmes que notre peuple affrontait. Le contenu de ces débats tournait invariablement autour de deux préoccupations : d’abord mieux connaître et renforcer notre personnalité nationale en cherchant avec plus de précision les facteurs de cohésion. Et, sur cette base, découvrir les meilleures voies et points d’appui de notre libération. Nous absorbions donc avidement tout ce qui pouvait servir de soubassement et de justification historique ou sociale à la réinstauration d’un État algérien.

Quelle que soit la position politique des uns ou des autres sur les questions posées par l’actualité, un point d’histoire semblait faire l’unanimité : l’indépendance et la souveraineté de l’instance étatique du Maghreb central avaient été interrompues en 1830 par un acte de brigandage international, comme le rappelait constamment L’Action algérienne, organe du PPA.

Je partageais pleinement cette appréciation. Cependant je n’étais pas satisfait des arguments les plus simplistes affichés à cette époque par certaines thèses nationalistes ou par celles du parti communiste algérien. Je privilégiais évidemment les premières, puisqu’elles étaient à la source de mon engagement partisan et je les défendais comme faisant partie de la « ligne politique », instrument de combat et gage de notre unité militante. Mais en arrière-plan, dans une réflexion plus détachée de l’immédiat, les deux thèses me paraissaient aboutir au plan théorique, par des voies différentes, à des visions réductrices de l’histoire et de la société algériennes telles que je commençais alors à les percevoir. Je comprenais bien et admettais comme inévitable que ces entorses à une lecture objective du processus historique avaient comme finalité délibérée de conforter la ligne politique du moment des organisations qui les défendaient. De sorte que je n’entrevoyais pas, au début, les implications présentes et futures que ces dérives pouvaient entraîner. Mais dans l’un et l’autre cas, ces deux approches me laissaient une impression d’inachevé, d’unilatéral, sans que je parvienne à bien en discerner les faiblesses précises, comme je l’ai fait progressivement plus tard. Je regrettais ce qui me paraissait être chez les uns et les autres des concessions inutiles à l’esprit partisan, sur le dos de l’histoire réelle, en estimant qu’il était possible à ces deux courants de surmonter leurs lacunes pour rendre la cause nationale plus crédible et plus dynamique.

Ainsi les thèses du PPA les plus couramment rencontrées, quoique non-codifiées, étaient tiraillées entre deux visions : elles admettaient d’un côté l’évolution, voire la mutation incontestable qui s’était produite au cours du siècle écoulé, avec comme résultat la maturation du sentiment patriotique en direction d’une conscience nationale au sens moderne du terme. Mais d’un autre côté et le plus souvent, ces thèses restaient, sur de nombreux points, prisonnières d’une approche statique à travers les siècles, passéiste, schématique et faussement uniformisante du peuple algérien et de sa nation. Il nous était difficile de nous en dégager, dans la mesure où il nous fallait encore apprendre à combiner un minimum de rigueur objective avec les imaginaires spontanés collectifs, dont nous constations en pratique la grande capacité mobilisatrice auprès d’une opinion ignorant au départ dans son immense majorité, à peu près tout de l’Histoire.

J’ajoute que la mouvance nationaliste ne formait pas un bloc figé tout entier sur des visions passéistes. Différents courants parmi les couches instruites, notamment dans les rangs de l’UDMA, prenaient en compte les évolutions historiques. Et chez un grand nombre de patriotes, la crispation sur l’embellissement du passé était surtout une réaction contre les tentatives colonialistes d’obscurcir toutes racines du passé susceptibles de constituer pour nous un fondement de revendications nationales. Aussi la majorité des patriotes restaient-ils potentiellement ouverts à une réflexion historique plus sereine, pour peu que la vocation d’indépendance nationale ne soit pas mise en cause et que des efforts d’éducation culturelle et politique soient entrepris dans les rangs militants et dans la presse partisane.

Les thèses du parti communiste quant à elles, parlaient de « nation en formation » et d’Algériens arabo-berbères.[13] Elles paraissaient à plusieurs d’entre nous plus ouvertes sur la dynamique démocratique des temps contemporains. Elles tenaient compte de quelques-unes des réalités ethnoculturelles du pays, que les nationalistes inspirés par des conceptions exclusivement arabo-islamistes négligeaient ou niaient, au point de confondre unité avec uniformité. Mais ce qui me paraissait valable dans les thèses communistes de cette époque était à mes yeux faussé et desservi de deux manières, toutes deux liées aux particularités de notre situation au sein de l’Empire colonial français. D’une part les communistes, contrairement à des positions antérieures de leur parti dans certains épisodes des années vingt et trente, étaient redevenus réticents à formuler la revendication d’indépendance, pour des questions de stratégie internationale conjoncturelle (discutables quant à la façon de les poser et d’avoir cru les résoudre). D’autre part, partant de la prise en considération légitime de la minorité européenne, les communistes ont fini, qu’ils l’aient voulu ou non, par faire de son intégration une espèce de préalable et de frein à la constitution et à la prise de conscience de la nation algérienne. Ce qui pouvait au départ n’être qu’une erreur d’optique liée à une conjoncture, a eu tendance à s’ériger en a priori immuable, une sorte de dogme intangible. Ce n’est que lorsqu’ils renoueront plus tard de façon nette avec l’objectif d’indépendance, que la question des européens retrouvera dans leur programme et leurs activités, la place qu’elle méritait objectivement.

La confrontation d’idées au sein de l’AEMAN, outre celles portant sur l’idée nationale et son contenu, portait aussi sur la question des voies et moyens de la libération. Certains aspects de ces échanges animés me semblent essentiels pour comprendre la suite des événements. Ils concernent le climat et l’esprit d’abord prometteurs des débats et la façon dont ces prémisses fécondes se sont heurtées deux ou trois ans plus tard à une volonté de les stériliser. La vivacité de nos échanges ne desservait pas les débats, elle en augmentait l’intérêt. Elle contribuait à l’émergence parmi nous d’une culture démocratique et d’un esprit d’autant plus critique qu’il s’inscrivait dans le cadre d’une volonté de libération que nul ne mettait en cause.

La bonne humeur n’était pas absente, on riait unanimement des tics et de la fougue des orateurs. Le président de l’AEMAN durant l’année 1946-1947, Abderrazzaq Chentouf, était un intervenant passionné. Quel que soit le thème du jour, on le poussait facilement sur un de ses dadas. Il débouchait inévitablement sur la résistance irlandaise et son organisation politique, le Sinn-Fein. À partir de ce thème récurrent sur lequel l’accord était unanime depuis longtemps, il ne manquait jamais de souligner pour ceux qui n’en auraient pas été encore convaincus, l’importance de l’idéologie (j’ai compris plus tard que dans son esprit, il s’agissait de faire l’apologie de l’idéologie unique et par extension des moyens de contrainte insidieux ou flagrants à mettre en œuvre pour faire régner la pensée décrétée unique). Aussi connaissant cette douce manie, chacun guettait le moment où il allait prononcer à sa façon le mot magique : « Id-I-ologie », pour l’entendre ensuite protester qu’on s’esclaffe (idiotement, prétendait-il) à propos de choses aussi sérieuses.

Je participais de tout cœur à ces activités dès ma première année universitaire. Je présentais moi-même des exposés ou aidais à organiser ces activités dans les collectifs rattachés au bureau de l’association, sans être pour autant déjà membre de ce bureau. Les quatre années suivantes, ayant été élu successivement aux responsabilités de trésorier, vice-président, secrétaire général et président, je suis resté toujours attentif à entretenir les débats d’idées et culturels, encouragé par la forte demande qui se manifestait pour peu qu’on veille à leur qualité.

Je me souviens avoir été impressionné par les possibilités qu’offrait ce genre d’activité. Nous ne manquions pas d’intervenants, issus ou non de notre milieu étudiant, sollicités par nous ou volontaires pour intervenir. Les thèmes étaient de ce fait assez disparates, touchant aux domaines historique, social, culturel et politique. Chacun apportait son propre bagage sur les aspects ignorés de la civilisation et de la culture arabes, les périodes occultées ou falsifiées de notre histoire, les coutumes, traditions et productions artistiques de notre terroir, les conceptions du monde à travers la planète. Dans cet apparent désordre, les apports contribuaient à faire reculer notre isolement individuel ou de groupes. Ils nous faisaient prendre conscience de notre diversité ainsi que d’horizons mondiaux insoupçonnés.

En fait, toute cette activité était sous-tendue et articulée par notre préoccupation commune de liberté et de progrès. Je crois bien qu’à ce moment, chacun essayait de compenser ses lacunes, essayait de trouver dans les contributions des autres ce que le parti ne nous apportait pas tout en laissant ce moment-là un espace pour combler ces lacunes. Dans notre cadre partisan, la revendication d’indépendance était un point de repère incontesté. Hors de ce jalon essentiel, il y avait un no man’s land dans lequel fourmillaient les interprétations multiples à travers lesquelles nous nous efforcions de meubler nos convictions. Ces interprétations ne s’étaient pas encore cristallisées en points de vue doctrinaux officiellement adoptés ou combattus par les instances du parti. C’est ce à quoi j’attribue l’improvisation, la relative liberté de débats et le besoin de réflexion sans a priori excessifs qui ont caractérisé cette période à l’AEMAN. Comme militants du PPA, autour du noyau de la volonté d’indépendance, nous ne nous sentions pas astreints d’épouser telle ou telle interprétation, pourvu qu’elle s’inscrive dans l’objectif central reconnu de tous.

Je crois aussi, avec le recul, discerner un aspect qui ne m’avait pas autant frappé alors. En définitive le PPA, qui dans ces années quarante avait fait de la revendication intransigeante de l’indépendance son point fort, ne se préoccupait pas vraiment de définir et formuler un contenu consensuel minimum dans les domaines politique, social, culturel et idéologique, ou dans des argumentaires stratégiques et tactiques plus élaborés. Souvent, quand quelques efforts étaient faits par ses dirigeants dans ce domaine, c’était en réaction à la pression des événements ou aux prises de position et initiatives des autres formations du mouvement national. Surtout quand ces dernières ou des personnalités comme le Professeur Mandouze intervenaient dans une optique unitaire à des occasions multiples,[14] comme dans les larges comités inter-organisations et partis qui se constituaient de façon conjoncturelle ou plus durable (contre la répression, pour la paix, la défense de la culture et des intellectuels, etc.), des initiatives auxquelles notre association étudiante participait régulièrement.[15] De sorte que le PPA-MTLD, tout en étant offensif sur le mot d’ordre central d’indépendance, donnait de lui une fâcheuse image d’immobilisme et d’absence par sa crispation sur ce seul mot d’ordre, comme si son énoncé se suffisait à lui-même, sans efforts pour l’étoffer et le rendre encore plus convaincant comme il le méritait. Le refus fréquent, et assez souvent arrogant, des représentants de ce parti de discuter de quoi que ce soit d’autre, qui ne se situe pas dans le moule formel de ses directives et analyses du moment, donnait en définitive à de nombreux patriotes de bonne foi l’impression qu’il campait sur des positions défensives, négatives, par rapport au reste du mouvement national. Petit à petit se faisait jour l’interprétation que derrière l’intransigeance affichée par certains représentants de ce parti, se cachait aussi une incapacité ou une hostilité, pour diverses raisons, à élaborer un projet de société suffisamment attrayant et rassembleur.

Cette tendance, qui ira en s’aggravant les années suivantes, a été notée par les historiens peu suspects de partialité envers le PPA. Ainsi, Mohammed Teguia, combattant responsable dans la wilaya IV, qui a survécu à ses blessures graves lorsqu’est tombé à ses côtés Si Mohammed, le responsable ALN de la wilaya, a écrit dans son remarquable ouvrage L’Algérie en guerre :

« Le PPA dans ses rapports avec les autres partis, UDMA ou PCA, n’hésite pas alors à employer “la méthode forte”, en faisant intervenir les “brigades de choc” pour saboter des meetings par exemple, comme ce fut le cas le 13 Février 1949 lors d’une réunion tenue au Majestic par l’UDMA.

« Nous étions très sectaires à Sétif à l’égard de l’UDMA. Il y avait des bagarres, il y avait du sang qui coulait », dit un militant du PPA.

L’animosité du PPA ne se manifeste pas seulement contre le PCA, mais aussi contre l’UDMA dont il recherche et rejette successivement l’alliance. La politique du PPA-MTLD se traduit par des contradictions continuelles à cause de la dualité qui persiste au sein de cette organisation bicéphale ou tricéphale, si l’on compte l’OS qui tend à avoir sa ligne propre à la suite précisément de l’incurie de la direction politique où les tendances se neutralisent par les positions divergentes notées plus haut. » [16]

J’ai en mémoire un épisode lié aux activités conférencières de l’AEMAN, qui éclaire cet espèce de complexe d’assiégé (idéologiquement), sous-jacent à des attitudes politiquement hégémonistes. En 1947, les étudiants communistes demandèrent à l’Association des étudiants musulmans qu’un de leurs dirigeants politiques, Ahmed Akkache, lui-même inscrit à l’université, fasse dans le cadre normal de notre cycle de conférences, un exposé reflétant leurs vues sur la question nationale. Parmi les étudiants musulmans, les communistes n’étaient alors que deux, Hamid Gherrab et Halim Mekdad, tous deux étudiants en médecine, sur un total de deux cent étudiants musulmans environ que comptait cette faculté de 5 000 étudiants, et sur la trentaine d’étudiants que comptait alors la cellule communiste Langevin, pour la plupart européens dont un grand nombre d’israélites gagnés au communisme à partir des positions antifascistes et antiracistes défendues par le PCF et le PCA sous Vichy.[17] On se montrait du doigt ces deux militants, aussi bien en raison de leur nombre infime qu’en raison de leur activité tenace. Leur esprit accrocheur n’était pas découragé par le vide que nous nous efforcions de faire autour de leurs multiples tentatives d’engager des discussions ou des actions communes.

Je me souviens qu’après leur demande, pourtant conforme à l’esprit de nos débats, il y eut, au bureau de l’AEMAN et parmi quelques militants, un début de panique que moi-même et quelques autres comme Mabrouk Belhocine (qui était notamment le bibliothécaire dans le bureau cette année-là) nous trouvâmes excessif. Il est vrai qu’Ahmed Akkache était déjà connu comme un orateur et un débatteur de talent. De surcroît, on lui reconnaissait, y compris auprès des jeunes PPA de son quartier à La Redoute (aujourd’hui el-Mouradia) de sincères convictions patriotiques. Durant une semaine, on discuta sur le meilleur moyen de contrecarrer cette intrusion dans la « chasse gardée » nationaliste. Fallait-il annuler purement ou simplement la séance de débat à la date prévue, en invoquant une raison matérielle quelconque ? Ou bien pratiquer l’obstruction et le désordre organisé pendant son déroulement ? Ou quoi d’autre ? Finalement, comme nous le préconisions Belhocine et moi-même, l’opinion prévalut qu’il valait mieux préparer plusieurs contradicteurs à lui donner sérieusement la réplique sur le fond. Étions-nous si peu sûrs de nos orientations, au point qu’un tel débat nous fasse reculer, alors que nous avions tant d’arguments forts à opposer aux thèses du conférencier ? Cette décision s’avéra la plus judicieuse. La conférence, houleuse et haute en invectives, aida tout le monde à s’interroger, à sortir un peu de ses a priori, réfléchir, même si chacun resta en gros sur ses positions.

Le plus important, en fait, était qu’un début de culture du débat avait commencé à germer : un contradicteur n’était pas forcément un ennemi, nous pouvions tous gagner à mieux nous connaître mutuellement, les points de vue de chacun pouvaient dans une plus grande clarté subir l’épreuve de l’expérience vécue, la cause de l’indépendance pourrait s’en porter encore mieux. Nous estimions même que nous étions immunisés contre tout incident de parcours. Tout semblait aller dans le sens de cet espoir partagé.

Malheureusement, il n’en fut pas ainsi.

L’AEMAN[18] dont j’ai été membre du bureau durant quatre années successives, donnait au centre du vieil Alger son gala annuel, au siège de l’Opéra, aujourd’hui Théâtre national algérien. C’était la deuxième année, depuis la rentrée universitaire 1946-1947, que l’AEMAN, dirigée essentiellement par des militants du PPA-MTLD, rompait avec les anciennes pratiques qui privilégiaient les activités de salon et les relations avec la haute société musulmane de notables et bourgeois de bonne famille algéroise. Ces relations demeuraient, mais les orientations patriotiques ouvertement affichées faisaient désormais jonction avec les couches populaires gagnées par la fiévreuse aspiration nationaliste.

Notre association avait depuis peu quitté son local exigu du boulevard Baudin (aujourd’hui Amirouche), siège de l’AGEA (Association Générale des Étudiants d’Algérie) qui regroupait en principe tous les étudiants, mais où les européens étaient dans la proportion écrasante de dix européens pour un musulman. Avec l’aide de milieux nationalistes liés au PPA, nous avions ouvert le nouveau siège place de la Lyre, en plein quartier populaire jouxtant la Casbah et où nous nous sentions chez nous. Nous y faisions fonctionner un restaurant pour étudiants musulmans dont j’étais le gérant-trésorier. Sa grande salle nous offrait toutes possibilités de nous retrouver à notre aise, d’organiser conférences, manifestations et invitations de notre choix. Une arrière-salle exiguë abritait nos réunions du bureau de l’AEMAN et aussi les contacts plus confidentiels de la direction de la section PPA étudiante. Entourés du brouhaha du marché de la Lyre, des brocanteurs, dellala et vendeurs à la sauvette, les oreilles noyées par la grande rumeur des cafés qui déversent leurs flots de musique algérienne et orientale dans une rue Randon aux trottoir et la chaussée si encombrée qu’on avait peine à y avancer, nous nous sentions après nos cours déjà presque indépendants.

Le gala annuel de l’Association nous permettait d’alimenter un budget de fonctionnement substantiel tout en renouant chaleureusement avec un public mixte, à la fois populaire et de couches aisées, heureux de manifester sympathie et solidarité aussi bien aux étudiants qu’à la cause nationale.

Nos compatriotes venus en masse des quartiers les plus lointains de la capitale ou d’autres localités de la région algéroise, avaient rempli à craquer la salle de l’Opéra, sous les yeux ébahis du personnel, des ouvreuses et des ouvreurs habitués à un autre public. Venus soutenir les « leurs », l’affluence chaleureuse et fébrile attendait visiblement du programme artistique et culturel annoncé des messages d’espoir et de lutte solidaire, dont la censure coloniale et les lourdes préoccupations quotidiennes les avaient sevrés.

De notre côté, nous avions préparé soigneusement ce programme, alternant chants, prestations d’artistes, pièce théâtrale, allocutions. Le clou devait en être une adaptation de Montserrat en arabe, tirée du répertoire d’Emmanuel Roblès et interprétée par un groupe d’étudiants dirigés par Mohammed Ferrah.[19] Ce publiciste bilingue avait déployé beaucoup d’entrain et de talent pour animer cette pièce, dont la ferveur patriotique correspondait bien à nos attentes de l’époque.

Le rideau allait se lever pour l’ouverture de la soirée et l’annonce du programme. Un coup d’œil de routine sur la liste qui va être lue et il nous apparut une chose bizarre : le chant Ekker a mmis oumazigh, en berbère, n’y figurait plus. Sa programmation n’avait soulevé aucun problème, ce chant avait depuis longtemps dans le pays une renommée telle que dans nombre de manifestations sa présentation allait de soi autant que celle de Min Jibalina.

Par exemple, le public à 98% arabophone de Larb‘a, à l’occasion des fêtes du Ramadhan ou des fêtes du groupe SMA, accueillait sans problème et même avec chaleur cet hymne avec les autres chants en arabe classique ou parlé, tout comme le public d’el-Harrach originaire de toutes les régions de l’Algérie centrale, à l’occasion des mariages ou fêtes familiales de militants nationalistes. Je me souviens en particulier que malgré d’autres thèmes de friction qui furent pour la plupart surmontés, il n’y eut jamais à ce sujet de controverse ni même de campagne de sourdes rumeurs de la part des dirigeants du Nadi al-Islah de Larb‘a comme Si Mustapha Belarbi, ou de la médersa comme le chikh Mohammed. La raison en était probablement, outre que nos activités communes avaient tissé entre nous des relations de confiance suffisantes, qu’ils avaient jugé sainement et hors de présupposés idéologiques, que ce chant patriotique en berbère ne portait en rien atteinte au programme arabe de ces soirées. Il était même ressenti comme un signe supplémentaire et réconfortant des sentiments de solidarité qui avaient gagné le pays et aiguisaient les espoirs de ses habitants.

Peut-être, avons-nous d’abord pensé, avec cette anicroche survenue à l’ouverture du gala de l’AEMAN, l’omission du chant berbère sur la liste résultait-elle d’un oubli ou d’une erreur involontaire ? Qui donc avait mis au propre la liste définitive qui attendait d’être lue incessamment ? Nous n’arrivions pas à le savoir dans le désordre qui régnait et s’aggravait avec cet imprévu. L’organisateur du programme culturel, Ferrah, ou quelqu’un d’autre, je ne m’en souviens plus, suggéra imprudemment que tout compte fait, l’ensemble étant très chargé, un ou deux chants de moins nous mettrait plus à l’aise.

« Pourquoi précisément ce chant, et pas un autre ? », s’exclama un présent. Un de ceux qui avait eu déjà l’occasion d’exprimer des conceptions réductrices et chauvines du nationalisme panarabe, (il ne les exposait pas dans les assemblées et débats ouverts mais à la sauvette dans les coulisses) ne put s’empêcher de vendre la mèche : « Il vaut mieux, dit-il, ne pas faire de régionalisme ! » Un gros mot venait d’être lâché.

En un éclair, chacun saisit que, s’appuyant sur deux ou trois comparses, « on » était passé par-dessus la tête de la direction politique aussi bien de la section PPA étudiante que du bureau de l’AEMAN, pour tenter à la sauvette un escamotage mesquin, sans en mesurer la signification et les conséquences. Sans doute cela ne venait-il pas de Bellahrèche, le président en exercice de l’association. Avec son air bonhomme, cet étudiant âgé qui terminait sa Pharmacie, assumait son appartenance au MTLD de façon tout à fait détendue, mais sans équivoque.[20] C’était quelqu’un d’avenant, ouvert et loyal, incapable de coups tordus de cette espèce. Il en était de même de la plupart des étudiants arabophones présents. Aussi les soupçons se portent dans nos esprits sur un petit groupe lié à des apparatchiks de la direction centrale, de ceux à qui il fallait, avant n’importe quelle initiative, courir prendre leurs directives au siège central de la rue Marengo. Ils ne se sentaient à l’aise que dans les intrigues, fuyant les francs débats de fond et la claire répartition des tâches et des prérogatives comme les chauves-souris fuient la lumière.

Devant l’embrouille devenue de plus en plus transparente, le responsable de longue date de l’organisation politique universitaire, Hénine Yahia, souligna l’irrégularité du procédé : « Celui qui avait des réserves à faire sur le programme n’avait qu’à les présenter avant et auprès des instances concernées. Maintenant, une seule chose compte, il faut réparer immédiatement. »

Le groupe en effervescence derrière le rideau en attente de se lever, grossit et l’indignation avait gagné la plupart de ceux qui étaient la cheville ouvrière de tout le spectacle. Pour eux, le coup était aussi dur qu’inattendu, quelque chose venait de se briser. Ils se disaient que pour remettre les choses en place, il ne fallait surtout pas admettre l’insoutenable. Sans se concerter, chacun annonça froidement sa résolution. « Ou bien ce chant patriotique algérien passe, il ne fait que quelques minutes sur trois heures de programme arabophone (il y avait aussi des intermèdes francophones), ou bien il est inutile de compter sur nous pour l’ensemble du spectacle. » L’un de ceux qui s’était le plus dépensé dit son amertume : « Si je compte pour rien, qu’est-ce que je reste faire ici ? » Un autre, plus agressif : « Si on parle de régionalisme, je prends immédiatement le micro et je soumets la question à l’avis du public ; il est d’accord ou non pour ce chant ? » La situation s’était à la fois envenimée et renversée, d’autant plus que les initiateurs du procédé, pas fiers du tout, craignaient maintenant d’être désavoués en haut lieu pour avoir déchaîné bêtement la tempête.

Dans la salle, le public patientait, ignorant l’enjeu qui le concernait pourtant au premier chef. La soirée débuta. Lorsqu’à son tour, succédant à Min Jibalina, est annoncé Ekker a mmis oumazigh, ce fut un tonnerre d’applaudissements, puis de tous les coins, la salle accompagna le chœur et repris le refrain, connu et intériorisé depuis longtemps par les algérois berbérophones. L’ensemble du spectacle était réussi, on en parlerait plusieurs jours durant dans Alger. La vente aux enchères traditionnelle, cette fois d’un portrait de l’Émir Abdelkader, et les dons atteignirent des sommets, s’ajoutant aux recettes du spectacle.

Remontant avec mes compagnons l’escalier interminable qui monte depuis l’Opéra vers le local de la Lyre où nous allions passer le reste de la nuit, la grosse recette de la soirée dans ma vieille mallette cabossée me paraissait lourde d’amertume. J’aurais souhaité que le succès fût autre, celui d’une cohésion nationale en vigoureuse progression. Une interrogation pénible collait à notre petit groupe comme la rosée humide aux pavés de la place familière du marché de la Lyre que nous contournons. Un étrange sentiment de gêne et d’inquiétude s’insinuait dans nos esprits gagnés à l’indépendance. Nous n’accordions jusque-là qu’une attention mineure à la diversité de nos langues maternelles ou de nos régions d’origine, mais au grand jamais nous ne les opposions de façon si stupide.

Était-ce une fausse alerte vite dépassée, ou un SOS lugubre avant des désastres impensables ? Le cœur se serrait un peu plus à la vue des dizaines de dormeurs affalés sur leurs cartons sous les arcades, près des bouches de chaleur des boulangeries ou des bains maures. Les malheurs qui hantaient leurs rêves tourmentés étaient-ils seulement ceux de la misère matérielle ? Dans quelle langue serait-il « licite » qu’ils expriment leur révolte et clament leurs espoirs ? S’il fallait bannir les langues maternelles parlées spontanément, arabe courant ou kabyle, dans quelle langue plus compréhensible et plus sensible pour eux faudrait-il leur parler pour qu’ils s’éveillent à la liberté et s’organisent pour l’arracher ? Comment qualifier l’absurde prétention à dresser des barrières et des interdits linguistiques devant la puissante et rassembleuse revendication d’indépendance ? Au nom d’une conception minable de l’unité, on créait la division. C’était ça le patriotisme ? Comment et pourquoi se priver des instruments les plus directs et les plus éloquents pour en clarifier les voies et le contenu ?

Ce soir-là, je fus davantage convaincu que le courage patriotique ne consistait pas seulement à affronter l’ennemi colonialiste. Il consistait aussi à défendre les valeurs simples, endogènes et exogènes, qui avaient permis à notre peuple de survivre et de s’ouvrir à une vocation nationale. Le mouvement national avait besoin de rationalité et d’esprit de principe pour faire reculer les gesticulations démagogiques. Il fallait le préserver des dégâts occasionnés par des agissements qui dépréciaient l’héritage de civilisation arabe et islamique, alors qu’ils trahissaient ce que ce passé avait eu de meilleur et de rassembleur. L’histoire dont nous nous glorifions les uns et les autres méritait mille fois mieux que d’être prise en otage par les hégémonismes, les carences et la myopie politique.

Je fus heureux de constater que cette conviction était partagée par d’autres compagnons de lutte que j’estimais le plus pour leur abnégation et leur apport sur le terrain. Ils étaient venus, par des voies et à partir d’expériences diverses à la même conclusion, il fallait engager des initiatives positives pour corriger les dérives néfastes qui menaçaient...

Ces dérives malheureusement étaient prémonitoires d’une sérieuse crise, celle qui éclaterait en 1949. Par son contenu et ses mécanismes, celle-ci serait à la fois prototype et matrice de toutes les crises qui porteraient des préjudices de plus en plus lourds au mouvement national y compris dans ses moments fastes et ascendants, avant comme après l’insurrection, avant comme après l’indépendance.

C’est dire combien on gagne à rester attentif à ces mécanismes, à leurs causes et à leurs enchaînements, si on veut les prévenir, les maîtriser avant les dégâts irrémédiables. On a raison de dire que les sociétés et les organisations peuvent guérir de leurs erreurs et de leurs illusions. Il leur est plus difficile et plus rare de guérir de leurs divisions.

Au début et durant toute une période, les dirigeants du parti, comme ceux d’autres formations nationales, semblaient voir d’un bon œil nos activités étudiantes au sein de l’AEMAN, et apprécier leur apport vivifiant à la cause nationale. En témoignèrent les réactions de sympathie de plusieurs de nos aînés, comme M’hammed Yazid venu assister à l’une de ces conférences-débats au local du boulevard Baudin (aujourd’hui Amirouche). Plus tard, Ben Bella en fit de même à la Place de la Lyre (aujourd’hui Bouzrina). Un témoin rapporte aussi que Lahouel Hocine avait visité le siège de l’AEMAN pour assurer l’association de sa sympathie.[21] Des responsables ou personnalités d’autres formations et courants politiques nous honoraient aussi de leur présence, tels que Ahmed Hadj-Ali et le professeur de lycée Abdelhamid Bensalem de l’UDMA, Bachir Hadj-Ali et Ahmed Akkache du PCA. Notre siège accueillait quelquefois aussi les réunions des Comités d’action temporairement constitués par les partis nationaux, les organisations syndicales, de jeunes ou autres associations.

Pourquoi la dynamique prometteuse, amorcée à partir de la diversité nationale, n’a-t-elle pas réussi à influencer favorablement l’organisation politique dominante, qui avait pourtant vocation à encourager cette dynamique dans l’intérêt de la lutte pour l’indépendance ? Comment a-t-on débouché plutôt sur une crise politique majeure au sein de cette organisation, qui atteindrait son point culminant en 1949 puis laissera de lourdes traces ? Les faits que j’évoquerai, en continuité avec ce qui précède, m’avaient poussé dès l’époque à une interprétation de ces enchaînements maléfiques, cette interprétation des faits s’est consolidée en moi avec l’expérience des décennies ultérieures. Je l’expose telle quelle au lecteur. Il aura ainsi le loisir de recouper les informations que je fournis à partir du poste d’observation étudiant qui fut le mien, avec les autres sources d’information qui lui seront parvenues.

Au début, dans l’euphorie de nos efforts pour meubler nos convictions patriotiques et en faire des armes pour le parti, nous nous sentions encouragés par la sympathie que ces efforts semblaient susciter chez quelques dirigeants. Ils nous gratifiaient toujours de belles paroles sur « les étudiants, fierté et avenir du pays » et autres compliments conventionnels de ce genre. Nous avons mis du temps à nous apercevoir que nos efforts n’étaient bien vus que s’ils coïncidaient avec leurs opinions et leurs calculs politiciens. Nous n’étions de bons étudiants que si nous nous inscrivions totalement dans leur cour de flatteurs conformistes, leurs bons scribes en quelque sorte alors que nous découvrions chez nombre d’entre eux des lacunes décevantes masquées par du verbiage radical. Finalement, la pratique de l’ouverture sur les débats de fond, que nous estimions féconde pour la cause nationale, ne plaisait pas quelque part « là-haut », pas seulement au Gouvernorat général français mais aussi, pour d’autres raisons, dans les bureaux algérois de la direction du MTLD. La logique du débat et de l’échange, que nous pensions aller de soi en dépit de nos étroitesses de néophytes, s’est vue supplantée de temps à autre par la tentative d’imposer des points de vue, des décisions ou des activités par voie autoritaire. Il suffisait à leurs yeux d’édicter des directives, il n’y avait pas besoin de les accompagner d’explications et de solliciter des avis et suggestions en retour. Le bon militant est celui qui applique tout, n’a pas besoin de discuter ou réfléchir car ça vient d’en haut. Ne parlons pas des subterfuges déloyaux, utilisés pour des coups tordus à l’insu des militants, comme lors du funeste gala de l’AEMAN au cours duquel ce style de dirigeants, maladroitement imité par des subalternes, a éclaté au grand jour et sans vergogne.

Dans le parti à partir de 1948-1949, comme de nombreux militants à travers le pays, chacun de nous commençait à ressentir à sa façon, là où il se trouvait, selon son itinéraire et sa sensibilité propre, les éléments d’un malaise qui s’accentuait après la grande vague d’enthousiasme et d’espoir des années précédentes. Les rapports de la base militante faisaient état d’interrogations et d’inquiétudes, le plus souvent de façon allusive et en ménageant la direction, en appelant à son intervention, tant était grande encore la confiance dans une direction fortement idéalisée. Le capital de confiance commençait à être érodé chez ceux qui ne côtoyaient pas directement les membres d’une direction globalement auréolée du prestige de la cause nationale, comme l’était Messali, jusque-là notre zaïm [leader charismatique] incontesté.

Les choses auraient pu évoluer différemment si les problèmes étaient discutés franchement, avec écoute et ouverture mutuelles. Mais le besoin d’une telle évolution n’était sans doute pas ressenti par la direction nationale du parti, au siège de la rue Marengo. Géographiquement elle était à deux pas du local (Place de la Lyre) où était centralisée l’activité du PPA étudiant, mais politiquement elle marquait de plus en plus une méfiante distance envers nous. Ce fossé grandissant dans les perceptions et les mentalités, s’était creusé bien avant la description qu’en a livrée Belaid Abdesselam, pourtant acquis aux orientations de la direction du MTLD, lorsqu’il raconte comment, après avoir été coopté au comité central du parti, il a découvert à sa grande surprise des personnages, une atmosphère et des méthodes qu’il imaginait tout autrement.[22]

La section étudiante du PPA-MTLD subissait, comme les autres secteurs du parti, l’impact de la façon perverse dont se déroulaient à partir de 1946 les conflits d’opinion au niveau de la direction du parti, conflits dont nous ignorions pourtant l’existence ou l’essentiel. Les divergences au sein de cette direction furent ressenties par la base de façon plus aigüe à partir de 1948, à l’occasion de deux échecs de sa gestion politique.

Le premier, c’était l’humiliation de la défaite arabe dans la « drôle de guerre » de 1948 en Palestine, alors que la propagande du parti avait chauffé à blanc l’opinion en misant tout sur une Ligue arabe et des souverains arabes inféodés à l’Occident. On n’avait cessé de nous les présenter comme incarnant les espoirs de notre nationalisme.

Il y avait surtout la lourde déception après les élections de 1948. La nécessité d’y participer n’avait pas été expliquée suffisamment et correctement et elles furent massivement truquées dans la violence par le gouverneur socialiste Naegelen. Dans ce contexte, les deux voies (pacifique et non pacifique) de la lutte pour la libération nationale furent présentées de façon incohérente et contradictoire. J’ai déjà abordé ce point à propos de la première campagne électorale massive dans laquelle s’était engagé le PPA en 1946 à l’initiative de Messali. L’engagement électoral avait succédé sans explications politiques convaincantes et éducatives (sinon des slogans simplistes) à une phase où seule la perspective de la lutte armée était valorisée et les épisodes électoraux diabolisés. La direction n’est pas parvenue à concevoir et faire admettre une vision globale dans laquelle ces deux voies puissent s’épauler et être mises en œuvre parallèlement, dans une dialectique qui entraîne la conviction et l’adhésion de la majorité des militants. La carence de direction a été aggravée par l’argumentation débile et contradictoire utilisée pour justifier d’abord l’appel au boycott et plus tard l’appel à la participation. Dans les deux cas, ceux qui violaient la consigne contradictoire du parti étaient voués à la damnation et à l’enfer des kuffar [mécréants]. Le pire n’était pas seulement que la politique et la religion étaient dévalorisées par cette substitution de l’une à l’autre. Cette perversion n’avait même pas un minimum de cohérence : on infantilisait ainsi un peuple qu’on prétendait glorifier comme mûr et digne de se libérer.

Tout cela apparaissait à la base comme des revirements incompréhensibles de la direction sur ses orientations radicales précédentes. De plus, les militants et les citoyens les plus sensibles aux questions sociales du fait de leurs conditions de vie, s’étonnaient que la direction du MTLD se tenait systématiquement éloignée des luttes sociales. Elle allait jusqu’à lancer sans raison valable des consignes de boycott contre les organisations syndicales qui mobilisaient et appelaient à l’action sur ce terrain pour défendre leurs droits et dénoncer concrètement le colonialisme qui les violait quotidiennement. Plus largement, au plan politique, nombre de militants imbus de patriotisme unitaire, ne comprenaient pas que la direction MTLD lance d’un côté publiquement des appels à l’union nationale, et d’un autre côté édictait des consignes internes écrites recommandant à ses adhérents de ne pas répondre aux appels unitaires des autres formations et de s’abstenir d’initiatives en ce sens. J’ai moi-même assisté, comme représentant de l’AEMAN à une rencontre entre organisations nationales, à une controverse sur ce thème qui opposait le représentant du MTLD au représentant du PCA. Celui du MTLD (je crois me souvenir qu’il s’agissait de L’Hadj Cherchali) proclamait la bonne foi de son parti et sa volonté de faire progresser l’esprit d’union. Peut-être y avait-il sur ce point des divergences au sein de la direction du parti, mais j’étais intérieurement offusqué car quelques semaines auparavant j’avais lu de mes propres yeux une circulaire dactylographiée appelant à ne pas répondre aux invitations à l’unité d’action. En fait, cet écrit n’était que la confirmation de consignes orales que véhiculaient certains permanents du parti, ou des entraves (par l’inertie ou le sabotage direct) apportées par des militants ou cadres nationalistes aux actions engagées spontanément à la base par des travailleurs sur leur lieu de travail ou des citoyens dans leur quartier. Par contre, un climat d’action unitaire se développait entre représentants des organisations de jeunesse, qu’elles soient de sensibilité nationaliste comme les SMA, les jeunesses MTLD, la JUDMA, ou de sensibilité communiste comme l’UJDA, les jeunesses syndicales, les sportifs de la FSGT etc. L’AEMAN pour sa part, dont la plupart des dirigeants étaient d’obédience ou de militance PPA-MTLD, s’efforçait de rapprocher l’ensemble des organisations de jeunes sur des positions à la fois nationales, sociales et culturelles, elle jouait un peu le rôle de pivot et de trait d’union entre les courants unitaires qui se dessinaient à l’occasion des campagnes et manifestations anticoloniales à l’échelle nationale ou internationale.[23]

À propos des divergences au sein des partis et de leurs directions, elles sont inévitables dans toute lutte sévère et prolongée face à un ennemi résolu. Bien que théoriquement et en partie surmontables, elles s’aggravent à partir du moment où l’évolution des désaccords est biaisée par des luttes de personnes, des rivalités de pouvoirs et de prérogatives qui ne coïncident pas forcément avec les intérêts de la lutte commune. Les conflits internes, cachés à la base et à l’opinion publique par ceux qui nous combattirent durant la crise de 1949, finirent par éclater plus tard au grand jour au début des années cinquante. En attendant, elles se déroulaient déjà dans l’ombre, dans l’entrelacement opaque des clans et des factions qui faussaient les problèmes de fond.

Leur dépassement était d’autant plus difficile que ces conflits, en plus des raisons de personnes et de clans ou factions, étaient aussi tributaires de d’influences et de facteurs géopolitiques internes à l’Algérie ou internationaux, imbriqués avec des intérêts de nature socio-économique et stratégique. Il reste que la difficulté à les surmonter dans l’intérêt de la cause nationale nécessitait que le niveau culturel et de formation politique des acteurs soit à la hauteur de cette cause commune. Malgré les déclarations d’intention vertueuses, les efforts requis dans ce sens étaient négligés, si ce n’est méprisés dans le cas de certains dirigeants, tellement les clans dominants mettaient en avant le préalable de l’alignement sur leur point de vue jugé seul valable, excluant tout effort vers des consensus plus rassembleurs.

Dans cet esprit, pour l’emporter sur leurs adversaires sans se donner la peine d’argumenter et débattre, les protagonistes détenteurs des leviers bureaucratiques de direction, n’ont pas hésité à recourir aux diversions idéologiques et identitaires. La manœuvre leur était facilitée par la clandestinité, imposée par la répression coloniale mais devenue prétexte à l’opacité. Ils eurent vite fait de découvrir qu’ils pouvaient tirer parti de l’exploitation de valeurs, telles que l’attachement à l’arabité et à l’islam algériens opprimés, qui au départ étaient jugées unanimement primordiales et légitimaient la revendication nationale. Ils ont hypertrophié et « chauvinisé » ces valeurs en prétendant s’en faire les champions et en détenir le monopole. Ils les isolaient ainsi arbitrairement des mécanismes objectifs et concrets de l’oppression coloniale dont l’analyse pourrait déboucher sur des rassemblements de lutte plus larges, encore plus solides et moins vulnérables que ceux reposant sur les seules motivations identitaires, elles-mêmes sources possibles d’incompréhensions et de manipulations. Négligeant les véritables enjeux d’intérêts communs objectifs et rassembleurs, ils ont utilisé volontairement pour les uns, involontairement pour d’autres, la rhétorique des valeurs ethniques, linguistiques et religieuses pour des procès d’intention démagogiques contre leurs adversaires, rivaux ou concurrents politiques, accusés d’être pauvres en ces valeurs ou de s’y opposer. L’arabo-islamisme modelé à leur façon politicienne, l’aiguisement de la phobie envers les idées d’ouverture progressiste dont celles du communisme, vont être ainsi parmi leurs leitmotivs préférés.

Enfin et surtout, tout au long des zizanies identitaires entretenues pour entraver de sérieux débats politiques susceptibles de déboucher sur une plate-forme doctrinale nationale consensuelle, le mode de direction du parti va être marqué d’un bout à l’autre par les méthodes autoritaires. Elles étaient entremêlées d’intrigues pour justifier le refus de vrais débats et une attention apportée à répondre aux questions posées par les militants et l’opinion. J’entends par vrai débat des échanges organisés pour l’expression et la diffusion libres des points de vue, menés selon des règles mutuellement acceptées, aptes à en faire un outil constructif et d’union, une défense contre les faux débats, les dérives subjectives et les agissements destructeurs. Face au malaise exprimé par les interrogations des militants, la direction fuyait les questions et, pire, commençait à chercher des boucs-émissaires. « Défaitistes », « anti-arabes », « muchawchin » [faiseurs d’embarras] étaient les réponses fréquentes opposées aux inquiétudes militantes.

Nous vivions ce climat pesant comme une bifurcation par rapport aux élans confiants et avides d’initiatives des années précédentes. Quand certains week-ends je retrouvais mes amis organisés ou même responsables à Larb‘a, comme Ali Maïzia, Mohammed Briedj, Ali Kaddous, « Gaouas », etc. ils m’assaillaient de questions pertinentes qu’ils étaient lassés de poser sans réponse en cellule locale ou dans des assemblées plus larges. Je ne pouvais y répondre que par des avis personnels, des lueurs d’espoir sur les rapports de force et les perspectives de lutte, des suggestions pour animer la vie politique, en leur évitant certains de mes constats pessimistes qui risquaient de les décourager.

Dans ces rencontres, je sentais de leur part un mûrissement politique exigeant qui m’étonnait et me réjouissait. Mais ils n’arrivaient pas à obtenir de réponses y compris avec des émissaires du nidham, de l’organisation, venus d’Alger, sinon les sempiternelles litanies d’indépendance, action directe, discipline, soutien de la Ligue arabe et de l’ONU, dénonciation de al-fasad [mauvaises mœurs] et des biyya’ine [mouchards], la clandestinité qui oblige à faire confiance aux dirigeants, ils sont mieux informés et savent ce qu’ils font, etc.

Le plus frustré était un de mes plus anciens compagnons de lutte, arabophone de Larb‘a, Hamidat, maquisard depuis 1945, ancien routier et prêt à tous les sacrifices mais pas naïf. Il ressentait cette absence de communication comme un détachement des « chefs » et à la limite une brimade. Quand le marasme débouchera plus tard sur une crise ouverte en 1949, il qualifiera cette situation en me confiant : « Wellat dra‘ ! », c’est devenu une question de force, [ou littéralement de « gros bras » ou bras de fer).] Il faisait ce triste constat quand j’avais jugé non appropriée, tout en la comprenant, sa démarche qui avait mis en déroute les représentants de la direction centrale du MTLD au cours d’une assemblée d’information dans la forêt communale de Larb‘a, où ces dirigeants étaient venus, sans succès, condamner les « perturbateurs séparatistes ».[24]

Dans notre milieu étudiant, en raison des conditions et d’un rapport de forces particulier, les choses ont évolué d’une façon relativement moins pesante bien que dans le reste du parti une régression sensible a frappé les possibilités démocratiques du mouvement national. Dès le départ, il existait certes dans le climat étudiant des prémisses révélatrices d’une ascension du processus autoritaire. Mais de par la nature et le poids de nos activités premières d’échanges et de débats ouverts, le durcissement bureaucratique n’était pas fatal. Avant comme après le sommet qu’atteindra la crise en 1949, le processus néfaste sera partiellement enrayé dans le milieu étudiant. Dans ce cas précis, un contre-courant démocratique réussirait à partir de 1950 à imposer un pas en avant vers l’autonomisation du mouvement associatif. A contrario, l’histoire allait montrer quinze ans plus tard, à l’indépendance, que chez les travailleurs, le mouvement syndical succombera pour longtemps à l’entreprise similaire de caporalisation. Celle-ci trouvera un triste couronnement avec le coup de force de l’ensemble des dirigeants du Bureau politique du FLN contre des directives de l’UGTA lors de son premier congrès de janvier 1963. À la fois parce que le contre-courant démocratique dans le pays n’était pas assez fort et uni et parce que, entre temps et à cause de cette faiblesse, les courants et mentalités autoritaires et de faits accomplis s’étaient consolidés dans les hautes sphères de la mouvance nationaliste.

L’épisode significatif du gala de l’AEMAN nous avait sérieusement inquiétés. Nous ne sommes pas allés jusqu’à penser qu’un complot avait été ourdi contre les orientations nationales de progrès que nous défendions, et nous avions attribué d’abord l’incident à des comparses exaltés et irresponsables. Mais par ce fait même, nous fûmes nombreux à mesurer jusqu’où était allé un travail de sape insidieux et dangereux à terme, autant pour le climat démocratique que pour la cohésion de lutte. Aussi sommes-nous devenus plus vigilants sur les problèmes que certains protagonistes, un petit groupe que nous commencions à identifier, cherchaient à laisser dans l’ombre.

Dans quels domaines ?

ll y en avait deux que l’incident de la fête donnée à l’Opéra d’Alger avait révélés dans leur convergence agressive : essentiellement des étroitesses en matière de politique culturelle (et de politique tout court), et sur ce fond, des manœuvres obliques qui consistaient à court-circuiter les canaux organiques normaux, non à des fins d’expression démocratique et au grand jour, mais pour introduire en contrebande des pratiques et des points de vue intolérants et diviseurs.

Nos efforts exigeants concernèrent donc aussi bien la clarification des orientations nationales que le respect de modalités transparentes et confiantes de fonctionnement de l’organisation.  Nous en étions arrivés ainsi à devoir défendre des acquis qui nous paraissaient auparavant aller de soi. Quelques mois auparavant nous ne soupçonnions pas de telles complications : les responsables principaux de la section étudiante du PPA, Yahia Henine, son adjoint Abderrahmane Kiouane et moi-même, ainsi que Benouenniche Tawfiq, responsable de l’organisation lycéenne, au domicile de qui nous nous étions réunis sur les hauteurs de Kouba, avions tenu une séance de travail d’une journée avec Ahmed Bouda, le responsable national du PPA à l’organisation. Je n’étais pas au courant de ce qui se passait dans les sphères de la direction nationale, et j’ai gardé une bonne impression de la réunion, de la simplicité de ce responsable et de la facilité avec laquelle s’était établie la communication entre nous. Je ne me souviens pas qu’il y ait eu des questions litigieuses abordées ce jour-là. Peut-être les discussions de fond n’étaient-elles pas allées assez loin pour découvrir les failles qui méritaient examen. Sans doute les distorsions que nous ressentions nous paraissaient encore surmontables et ne méritaient pas qu’on en fasse un problème en les montant en épingle ? Peut-être dès ce moment aurions-nous pu poser la question suivante : nos militants ont fait preuve, en 1947, de beaucoup d’abnégation dans la campagne contre le statut octroyé par la puissance coloniale. Nombreux ont été ceux qui ont encouru la prison pour avoir inscrit et proclamé partout : « Contre tout statut, la parole au peuple ! » Mais si le peuple prend la parole, il ne suffit pas qu’il dise, à juste raison : « Non à la France ! » À travers l’indépendance, que doit-il revendiquer tout haut avec notre appui ? Quel contenu donner à la liberté pour mieux mobiliser en sa faveur, en la rendant plus crédible et plus attrayante ? Quoi répondre à ceux qui disent : l’Algérie indépendante, vous ne saurez pas quoi en faire, sinon vous déchirer entre vous ? Nous ressentions déjà à ce moment ce genre de problèmes, mais nous ne les posions pas, estimant que la direction s’en préoccupait certainement et leur trouverait les réponses appropriées.

Extrait du livre de Sadek Hadjerès : Quand une nation s'éveille. Inas Alger, 2014. P. 275 à 389

Rédigé par Boussad OUADI

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