Lettre ouverte à M. Vétillard au sujet des massacres du 20 août 1955 à Skikda.

Publié le 3 Octobre 2017

Monsieur Vétillard,

Sur France Inter le 22 août dernier, dans l’émission « La marche de l’histoire » de Jean Lebrun, vous avez tenu des propos équivoques ou laisser dire des informations choquantes sur les massacres du 20 août 1955 à Skikda.

Je me permets de vous contredire pour tenter de rétablir l’équilibre entre 2 paroles, 2 interprétations : la vôtre, celle du pied-noir, médecin devenu historien  et contemporain des évènements de Skikda et la mienne, algérien âgé de 6 ans à cette date.

Je reste souvent circonspect à l’égard de la « vision française » de la décolonisation de l’Algérie que vous perpétuez. Faites donc admettre aux Français que  « leur guerre d’Algérie » est pour nous, Algériens, « la guerre de France » comme nous avons vécu la guerre de Rome, de Byzance, des Vandales, des Arabes ou des Turcs. Cette page est tournée, mais nous la relisons fort différemment Français et Algériens.

Vous avez consigné vos recherches et analyses dans un volume de 500 ou 600 pages. Je garde pour moi, les enseignements de mes lectures de plusieurs centaines de livres sur l’histoire d’Algérie et la guerre de libération. Nous échangeons aujourd’hui, chacun dans son pays d’origine, car l’Histoire fait bien les choses au final : il faut savoir prendre acte de ses verdicts.

Nulle acrimonie ni passéisme de notre côté, mais que de ressentiment et d’aveuglement du vôtre !

Pourquoi continuer une guerre, mille fois perdue pour vous ?

Vous rendez-vous compte de la façon dont vous travestissez les faits, par des choix de vocabulaire blessant et un déséquilibre affligeant dans le jugement des protagonistes de cette guerre qui fut asymétrique comme vous le savez si bien ?

« Donnez-nous vos avions et vos chars, nous vous remettrons volontiers nos couffins » disait fièrement Ben M’hidi à ses tortionnaires.

Après vous avoir écouté à la radio, m’est revenu en mémoire le travail admirable de Claire Mauss Copeaux ( qui a enquêté sur le terrain, n’en déplaise aux doctes certitudes de Pervillé et consorts qui travaillent sur des archives coloniales dont, jamais ils ne remettent en cause l’objectivité. Celle d’une armée venue bouffer du « Fel » après sa défaite face aux « vietcongs ».

Sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacres_d%27août_1955_dans_le_Constantinois :

Claire Mauss-Copeaux affirme que lors des affrontements 26 militaires ont été tués, et  96 civils dont 71 Européens ont été massacrés25. Elle avance en 2011 que si l'on se fie aux estimations officieuses de militaires français, 7 500 Algériens auraient été tués entre le 20 et le 25 août. Estimation qui ne tient compte toutefois que des hommes tués au cours des affrontements et des ratissages. Selon l'historienne : « Il ne faut pas oublier les autres victimes, massacrées par les milices ou tuées après le 25 août »26. Néanmoins, ces conclusions ont été critiquées par Guy Pervillé qui souligne que l'auteure « s'est contentée d'une enquête incomplète et a pris le risque de généraliser imprudemment ses conclusions […] »27. Dans un compte-rendu détaillé du livre de Claire Mauss-Copeaux Algérie, 20 août 1955. Insurrection, répression, massacres, il reproche à celle-ci de s'être faite l'« avocate d’une cause, en sélectionnant parmi les faits ceux qui allaient dans le sens de ce qu’elle voulait démontrer »28.

Dans un article paru dans La Nouvelle Revue d'histoire, Roger Vétillard estime que le total des morts atteint 119 Européens, une cinquantaine dans les forces de l’ordre et au moins 42 musulmans et que les victimes du côté des insurgés sont entre trois et cinq mille morts7.

Dans votre comptabilité macabre : quelques unités ou dizaines d’Européens sont « sauvagement massacrés, égorgés, mutilés, éviscérés, émasculés. Par contre les « arabes », les « indigènes » sont éliminés, tués, au pire « massacrés »  (et vous êtes bien rares à utiliser ce terme et encore moins à détailler les modalités du massacre : je peux vous emmener dans plusieurs « Oradour sur glane » en Kabylie, pour vérifier de vos yeux les monstruosités commises par les mêmes légionnaires qui avaient auparavanbt bouffé du « terro » lors de la bataille d’Alger ». Combien d’entre vous en parlent ?).

Parlons chiffres : vous savez que les 300 000, voire 500 000 ou 700 000 victimes algériennes de 1954 à 1962 étaient des civils à 90%. Jamais l’ALN n’a compté plus de 20 ou 30 000 hommes  armés, bien sommairement en plus.

Ces 300 000, 500 000 ou 700 000 personnes humaines sont composées de femmes : 150 000, 250 000 ou 350 000 femmes et petites filles. Combien avaient moins de 25 ans, moins de 15 ans, des enfants… 120 000, 200 000 ou 280 000 enfants. Des terroristes, toutes ces femmes et ces enfants ? Ou simplement de la vermine à exterminer ?

Les résistants avaient comme armes : des couteaux ou des haches, des fusils de chasse, au mieux des pistolets mitrailleurs pris à l’ennemi. Jamais de canons, mortiers, FM lourds, chars, avions ou napalm.

Des dizaines, des milliers d’appelés témoignent que leurs tirs « à l’aveugle » et leurs ratissages faisaient des victimes innombrables au nom de la sacro-sainte « responsabilité collective ». Un attentat était commis, (pensez au Bataclan, à l’Hyper Kacher, le referez-vous aujourd’hui ?)  tout un quartier, un village, une ville était bombardé, réprimé aveuglément. Ces notions du moyen âge, ces pratiques de seigneurs tyranniques, dans l’impunité totale et avec l’encouragement des plus hautes autorités militaires et de membres éminents des gouvernements de la République du pays des droits de l’Homme ont été à l’origine de la mort injuste d’algériens certainement innocents, juste coupables du désir de liberté.

CAR NOUS N’ETIONS PAS LIBRES MONSIEUR ! JUSTES DES INDIGENES, DES SUJETS ET DES SOUS-HOMMES SOUMIS AU CODE DE L’INDIGENAT. Ce ne sont pas des propos de propagande ! Juste des souvenirs d’un enfant kabyle de 6 ans en août 1955.

Je peux vous envoyer des centaines de photos de cimetières dont les stèles comportent les noms de familles entières, décimées dans le même bombardement, ou bien alignés et sommairement exécutés dans la cour de leur maison. Que de témoignages sur les fosses communes au bulldozer, ou plus souvent des « puits-fosses communes ». Que dire de la douleur de cette mère dont le bébé meurt d’insolation sous ses yeux, sommée sous le soleil de juillet,  de réparer la route que les « fellagha » avaient sabotée la nuit. Elle habite à Boulogne Billancourt aujourd’hui, près de chez vous.

De même, la torture pratiquée à l’échelle industrielle, faisait-elle la distinction entre des hommes et des femmes dont on saignait la chair et le sang au prétexte : « tous coupables, tous solidaires, tous métèques, bicots, bougnouls et ratons auxquels on dénie le droit à la dignité et le respect dû à la personne humaine ? Des rafles aveugles de milliers d’innocents au prétexte qu’il « pouvait y avoir parmi eux des poseurs de bombes ». Pour un supposé suspect on torturait selon les méthodes barbares de la Gestapo.  Seuls certains résistants comme le Général de la Bollardière, a refusé de pratiquer la torture dans une armée de 2 millions de Français Anciens combattants en Algérie.

Mon oncle de 15 ans, handicapé physique a été mis en demeure de s’accoupler à une pauvre femme errante du village, en présence de mon grand-père qui venait de subir d’affreuses tortures, à Tizi-Rached, en Kabylie en 1959. Imaginez l’épreuve pour ce fier montagnard, qui à 18 ans était dans vos tranchées, face aux Allemands.  Mon enfance a été hantée par les cauchemars des tantes violées, d’oncles et voisins abattus, dont les corps étaient exposés sur la place du village pendant des jours. A Alger, après avoir fui la Kabylie, notre petit appartement de 3 pièces à Bab El Oued, était une infirmerie permanente pour les victimes des tortures, un refuge pour les filles qui fuyaient les viols collectifs, un centre de transit pour émigrés, internés et prisonniers ballotés d’une ville à l’autre.

Lorsque, dans la même émission radio, vous rappelez la sauvagerie de celui qui a massacré un bébé dont la cervelle dégoulinait sur le mur, que n’avez-vous évoqué la haine sanguinaire des anciens nazis de la légion étrangère, de ces pauvres appelés morts de trouille qui, pour venger un des leurs, tombé dans une embuscade, étaient prêts à « boire le sang des algériens » ? Et ils l’ont fait : ils ont mangé leurs oreilles, découpés leurs testicules, tranché leurs gorges. A barbare, barbare et demi. Quoi de neuf sous le ciel. Pourquoi ne faites-vous jamais ces parallèles ?

Après la macabre évocation de ce pauvre bébé, vous parlez benoitement de « représailles contre des mechtas ». Ces bébés, ces femmes, ces êtres humains, bombardés, fusillés, mutilés par milliers (2 000 ou 20 000, qualifiés d’insurgés de surcroit, cela change quoi à la disproportion et à la barbarie de ces français de « la patrie des droits de l’Homme » ?) ces algériens, n’ont-ils pas eu des cranes fracassés, des corps disloqués, des morts atroces ?

Des morts anonymes, par milliers, parmi les « rebelles, fellaghas, terroristes, vietcongs », des européens, des colons, des blancs, parés de vertus humaines incomparables, de visages d’anges morts en martyrs  pour la France. Manichéisme révoltant qui continuera de produire des horreurs tant qu’il n’y sera pas mis une définitive.

Tous les morts, ceux de votre guerre d’Algérie, ceux de notre guerre de libération,  pèsent du même poids de leur égale condition humaine, celle que l’histoire leur a attribué, dans le tumulte des guerres, des passions et des haines dont les hommes sont capables.  

Que vous ayez été du Parti des forts, n’a pas fait de vous les vainqueurs, car la seule force des armes ou de la technologie ne suffit pas à faire perdurer l’injustice. Il fallait la décolonisation, il fallait rétablir le droit à la dignité et l’égalité des hommes en Algérie. Interrogez vos dirigeants aveugles qui, durant 130 ans ont été incapables de comprendre le sens de l’histoire comme le rappelle ce bon mot du brave Général Giap : « l’impérialisme est un mauvais élève, il ne retient pas les leçons de l’Histoire ».

Et pour panser les blessures de tous ceux qui portent des séquelles dans leur chair ou leur mémoire, rien ne vaut la vérité, la justice et la réconciliation, le juste chemin qu’a indiqué à son peuple le grand visionnaire et humaniste Nelson Mandela. L’Algérie et la France ont manqué d’hommes de cette trempe pour que l’histoire se déroulât autrement.

Le chemin sera long, mais c’est dans ce sens que nous devons aller pour que nos enfants  puissent demain, se regarder, se reconnaitre mutuellement à égalité de droits dans le respect des mémoires et l’engagement vers un futur moins conflictuel, plus fraternel si cela se peut.

En Algérie, comme dans vos banlieues, c’est ce discours qui vaudra si vous voulez assurer la sérénité des âmes et la paix entre nos pays.

Avant de vous écrire, j’ai relu cet article d’un auteur dont ne je partage pourtant pas les options idéologiques, mais qui me parait d’une encourageante lucidité.

Je vous invite à méditer sur ses conclusions.

L'indépendance de l'Algérie était-elle inévitable ? Alain-Gérard Slama dans le n°140 de la revue HISTOIRE, daté janvier 1991 -

Cf : http://www.lhistoire.fr/lindépendance-de-lalgérie-était-elle-inévitable-0

Je vous prie d’accepter, Cher Monsieur Vétillard, les salutations d’un algérien qui partage avec vous la commune terre natale et le regret de n’avoir pu construire un vivre ensemble qui aurait peut-être changé le destin de notre Mare Nostrum, la Méditerranée.  

Rédigé par Boussad OUADI

Publié dans #NOTRE HISTOIRE

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